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Carnet de critiques et billets divers d'une cinéphile active mais peu réactive... Ecriture intermittente garantie.

LA VIE D'ADELE

La Vie d’Adèle
Quand le présent ne passe plus…

 

 

« Je suis avec quelqu’un maintenant » :

En sortant de la projection de La Vie d’Adèle, ces mots prononcés par Emma résonnaient dans ma tête avec une violence bien plus forte que les images de sexe qui ont suscité ça et là tant de réactions. Hier soir, la grande cruauté du « maintenant », marquant sèchement la fin d’un amour fusionnel refusée par Adèle, me tourmentait car il m’interrogeait sur le personnage d’Emma. Ce matin, c’est le « quelqu’un » qui ne cesse de m’obséder en me renvoyant à Adèle. Ce soir, j’en arrive à la conclusion que je ne sais pas qui est Adèle.

Elle sort de chez elle seule, dans un plan d’ensemble, de dos, remontant son pantalon avant d’entamer une vaine course en direction d’un bus sur le départ.

Elle rentre chez elle seule, dans un plan d’ensemble, de dos, sac à main ouvert, alors que le comédien-agent immobilier renonce à courir pour la rattraper.

L’écho créé par ces deux plans ne se situe pas seulement dans la prise de vue, il se situe aussi dans la présence d’actions ratées ou avortées…Tout comme, la rencontre du spectateur avec Adèle qui, au final, ne se fait pas totalement.

Qui est Adèle ?

C’est un visage instable, tremblant, débordant qui ne maîtrise aucune émotion et qui trahit toujours le mensonge ou le trouble que le personnage voudrait retenir. C’est une chevelure tour à tour déployée ou retenue, mais toujours indomptable. C’est un corps en devenir, une sensualité cachée sous des pulls en laine, révélée par des jeans serrés, soulignée parfois par des boucles d’oreille ou des ongles vernis. C’est un corps nu toujours mouvant, dans l’éveil comme dans le rêve. C’est enfin un regard et une bouche qui dévorent tout sur son passage, spectateur compris. Dans cette mise en scène du corps fragmenté et disséqué par le gros plan, comme dans la célébration du regard par le raccord[1] ou par le mouvement de caméra[2], Kechiche triomphe. Il suffit de lire les critiques des Cahiers du Cinéma et de Positif pour évaluer l’ampleur de l’effet produit par une bouche ouverte/offerte en gros plan ou celui d’une paire de fesses vibrante en plein sommeil.

LA  VIE D'ADELE

On repense alors à ces mots de Fernand Léger « (...) il [le cinéma] est sexuel, avec ses belles filles et ses beaux garçons qui s'embrassent en "gros plan" avec des bouches d'un mètre cinquante (...). Saviez-vous ce que c'était qu'un "pied" avant de l'avoir vu vivre dans une chaussure sous une table à l'écran? C'est émouvant comme une figure, jamais avant cette invention vous n'aviez ombre d'idée de la personnalité des fragments. Le cinéma personnalise "le fragment", il l'encadre et c'est "un nouveau réalisme" dont les conséquences peuvent être incalculables.(...) Un lyrisme tout neuf de l'objet transformé vient au monde, une plastique va s'échafauder sur ces faits nouveaux, sur cette nouvelle vérité. » … On frémit de constater que ce « nouveau réalisme » aux « conséquences incalculables » ait été si peu exploité par les cinéastes depuis et on loue Kechiche de renouveler ainsi notre regard.

Cependant, il reste, à l’issue du film, une étrange impression, celle d’une découverte inachevée ou décevante, car, ce corps dont nous avons perçu le moindre frémissement, semble au final ne démontrer sa pleine vitalité que dans les scènes d’amour. Et si Adèle répond avec une énergie –unique- aux attaques de ses camarades, c’est parce que celles-ci portent atteinte à son corps[3].

Alors, quand le temps de l’amour fusionnel est passé, il ne reste pas grand-chose. La douleur de la séparation fait d’Adèle, jusqu’à alors représentée comme l’incarnation de la présence et du présent, un personnage déconnecté du présent, un personnage lesté par le passé. Et, c’est à ce moment que les cadres plus larges dans les scènes d’école révèlent une réalité bien différente, et par plusieurs aspects dérangeante. Adèle, chevelure domestiquée, lunettes[4] sur le nez devient un corps bien étranger à la salle de classe ou de repos. Sur la plage aussi, après l’étonnement provoqué par la « sagesse » du maillot de bain, on peine à identifier sa place entre les enfants de la colonie et la femme plus âgée qui vient la relayer.

LA  VIE D'ADELE

 

Bien sûr, dans la douleur de la rupture, tout mouvement devient une souffrance. On comprend ainsi l’effet d’écho des deux scènes de danse du film. A la fête de fin d’année scolaire, les mouvements répétés avec les enfants sont mécaniques, désincarnés ; chaque geste dit « le manque de quelque chose au cœur ». A la fête d’anniversaire, Adèle est à l’inverse remplie de l’autre. La clé est peut-être alors dans le refrain de la chanson de Likke li « I follow you ». Adèle suit l’autre, son corps est dans la dépendance de l’autre et, sans l’autre, il ne reste que ce corps sans élan qui existait déjà au début du film. Une course trop tardive et trop molle pour attraper le bus, une passivité certaine dans la relation amoureuse[5], une tendance à la fuite et à l’errance, voilà ce qu’est le corps d’Adèle dans le monde, sans Emma. Voilà aussi ce qu’Emma capte du corps d’Adèle dans ses tableaux, une indolence anatomique.

Les leçons de philosophie d’Emma ne peuvent à l’évidence suffire à mettre Adèle en action, non parce qu’elles sont superficielles, mais parce qu’elles se situent hors du monde, dans la chambre ou sur un banc devant lequel personne ne passe jamais. Ainsi, dans les faibles profondeurs de champ, les cadres serrés et l’étouffement des bruits environnants, Kechiche nous offre pendant 1h30 l’illusion d’un amour sans rapport au monde laissé hors-champ, ou plutôt l’illusion d’un monde qui se résume à un amour, le monde d’Adèle avec Emma. C’est dans cette cristallisation de la passion amoureuse propre à l’adolescence que le réalisateur convainc le plus, phénomène de cristallisation qui a touché jusqu’aux critiques de l’œuvre.

LA  VIE D'ADELE

Mais lorsqu’Adèle arrive à l’âge adulte, lorsque le monde se rappelle à Adèle par son travail, par la carrière d’Emma plus encore par la rupture, vient la déception ; car si nous savons ce qu’est Adèle, son existence semble trop peu marquée par des actes et des décisions pour parvenir à savoir qui est Adèle. On pourrait affirmer qu’Adèle était une jeune lycéenne a priori éprise de littérature, mais nous ne l’avons vu lire que l’ouvrage au programme de cours de littérature. On pourrait affirmer qu’elle est devenue une jeune institutrice a priori épanouie dans son métier, mais la dictée et l’écriture maladroite au tableau ruinent cette image. De la transmission souhaitée, revendiquée à travers l’école, il ne reste que des rituels immuables et des visages poupons (la distribution de doudous avant la sieste, la récitation de l’emploi du temps, la lecture de l’histoire en fin de journée).

On pourrait penser que dans cette dernière heure l’apprentissage se fait par la perte, la désillusion et donc, le retour au réel. Mais Adèle peine à exister dans des situations qui flirtent avec les limites de la crédibilité (quelle mère ne s’étonnera pas d’apprendre que la classe face à Adèle est une classe de CP ?). Alors Adèle s’éloigne en robe bleue à la fin du film et nous ne sommes pas sûrs d’avoir rencontré quelqu’un. Certains auront abandonné la quête d’Adèle depuis une heure déjà et disserteront sur la durée du film ; d’autres appelleront de leurs vœux les chapitres suivants avec l’idée que l’invitation au voyage final inaugure enfin le début de l’existence d’Adèle.

[1] Les deux séquences de repas aux huîtres ou aux spaghettis, moins « monstrueuses » que celle du couscous de La Graine et le mulet, mais tout aussi maitrisées.

[2] Les panoramiques rapides qui accompagnent les coups d’œil d’Adèle sur les couples de filles qui s’embrassent au bar.

[3] corps nu hypothétiquement désirant et pratiques sexuelles violemment rejetées par la fille.

[4] Réduction du champ visuel de l’adolescente qui ne semble plus porter regard sur le monde et les autres, ou simple artifice pour « camper » l’institutrice ?

[5] Thomas vient vers elle. Sa camarade l’embrasse et la repousse. Emma a la maîtrise de la montée du désir jusqu’au premier baiser dont, au final, elle laisse l’initiative à Adèle.

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F
Merci infiniment . :)
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