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Carnet de critiques et billets divers d'une cinéphile active mais peu réactive... Ecriture intermittente garantie.

LOVE IS STRANGE

J’aurais dû écrire ce texte depuis longtemps. Ces lignes arrivent sûrement trop tard, mais je ne peux y renoncer. J’ai trop souvent dû garder le silence sur certains films marquants de l’année qui s’achève… Puisque Love is strange réapparaîtra sur ces pages dans quelques semaines, flanqué d’un numéro et entouré du meilleur de 2014, je veux encore dire tout le bien que je pense de ce grand « petit film ».

 

Il aura suffi d’une phrase pour que les larmes coulent. « J’ai eu de la chance » dit calmement George devant la fenêtre baignée de lumière du nouvel appartement. Parce que le plan de Ben sous la douche au matin du mariage m’avait tout de suite paru porter une ombre indéfinissable sur cette belle journée, parce que le fauteuil vide à côté de George au moment de la réunion de crise annonçait déjà une séparation bien moins transitoire que celle qui constitue la plus grande partie du film, je savais que cela finirait ainsi. Je le savais depuis le début, mais je n’ai pas voulu m’y résoudre. L’âge des deux hommes, la mention d’un problème d’assurance maladie, l’avertissement de la chute et de l’hospitalisation, rien n’y a fait.

 

LOVE IS STRANGE

Oui, George et Ben ont eu de la chance. Ils ont eu la chance de vivre pendant 39 ans un amour véritable, présenté d’ailleurs comme exemplaire par Kate au début du film. C’est d’abord dans le mouvement des corps et des regards que nous éprouvons ce lien si fort entre les deux hommes, des préparatifs dans l’appartement au trajet dans les rues de New York. Ira Sachs embarque ainsi le spectateur au mariage de personnages qu’il connaît à peine. Il expose de la manière la plus directe, par le gros plan, l’évidence de la force du sentiment qui les lie. Le spectateur, témoin privilégié de cette union célébrée en petit comité, trouve sa place auprès des personnages et s’attache au couple, comme par magie. La justesse des regards échangés par John Lithgow et Alfred Molina (il faudrait consacrer un texte entier à la performance des deux acteurs), la présence protectrice et chaleureuse des convives, le soleil qui rayonne, tout concourt à une vive émotion spontanée. On est de suite lié à ce couple de jeunes mariés au même titre que les personnages secondaires, saisi par la profondeur d’un sentiment qui vient pourtant seulement de se révéler à l’écran. L’amour, chez Sachs, est étrange parce qu’il est à la fois mystérieux et éclatant. Il est le secret insondable de Ben et George (peu de références au passé), mais un secret qui baigne dans une lumière éblouissant tous ceux qui les entourent. Dès lors, lorsque cet amour est mis à mal par le renvoi de Georges, la douleur de la séparation vécue par le couple ébranle le groupe, la ville entière presque.

 

LOVE IS STRANGELOVE IS STRANGELOVE IS STRANGE

Si le lien qui unit Ben et George ne se rompt jamais malgré la distance, c’est parce qu’il passe par tout un cercle familial et amical. En mêlant récit intime et récit choral, Ira Sachs parvient à montrer le manque sans passer par le vide. Chacun fait alors l’expérience de l’absence de place pour l’autre, en même temps que l’absence de place pour soi, dans les intérieurs restreints des proches. Dans cette partie du récit, le traitement de l’espace et du mouvement développe avec une infinie précision le motif du corps en trop et déplacé. A l’intérieur des deux appartements se joue une circulation subtile qui substitue au lien amoureux direct entre les deux hommes, un réseau de perturbations ou de connivences qui semblent tout à fait naturel. Ainsi, les entrées à toute heure des amis des deux voisins qui hébergent George amènent, sans qu’on s’en étonne, le hasard heureux qui résout le problème d’appartement du couple. De la même manière, le grand espace à vivre multi-usage de l’appartement du neveu de Ben rend nécessairement difficile la cohabitation des différents résidents[1]. Les deux hommes âgés présentés d’abord comme les piliers d’un cercle de parents et d’amis - ceux qu’on entoure littéralement (le jour de la cérémonie)- deviennent peu à peu des corps en trop, déplacés du cœur vers la périphérie[2] (George seul dans la cuisine pendant les soirées Games of Thrones), de l’intérieur vers l’extérieur (Ben de la chambre de Joey au toit de l’immeuble). Ils ne participent plus vraiment à cette intense circulation et la gêne parfois, malgré eux. L’attention portée aux personnages secondaires, l’ouverture sur les hors champs (Mindy à Poughkeepsie, l’école de Joey, le travail d’Elliott, le voyage en Europe…) et le souci du détail (la lenteur de Ben lors des repas) sont d’autant d’éléments qui viennent subtilement signifier une sorte de sortie progressive du flux de la ville pleine « qui ne dort jamais » [3].

 

LOVE IS STRANGELOVE IS STRANGELOVE IS STRANGE

On peut regretter que cette sortie se fasse sans heurt véritable, mais l’image de Ben encastré dans le lit superposé de Joey et sommé de sortir de sa sieste prolongée, et les mots de George informant un invité d’une des nombreuses soirées de ses hôtes qu’il est assis sur son lit, suffisent à révéler le drame bouleversant de ces deux amoureux qu’on avait d’abord découverts pieds entremêlés dans leur lit. Les corps n’ont plus de place, ni pour se reposer, ni pour s’étreindre. Alors, poussés hors du flux par une injustice et par la crise immobilière, ils restent à Ben et George un seul mouvement possible, l’élan. C’est l’élan amoureux qui conduit George à surgir en pleine nuit chez Kate et Elliott pour reprendre la mesure du corps aimé dans la plus belle des étreintes vue depuis longtemps. C’est ce même élan qui les amène un moment à arpenter à nouveau la ville côte à côte le temps d’une soirée. Enfin, c’est l’impulsion qu’ils tentent de transmettre, chacun à leur façon, aux plus jeunes. La lettre de George aux élèves de l’école catholique dont il a été renvoyé, illustre avec bien cette idée. Les mots du professeur de chant sont ceux de la transmission d’un espoir (et non d’une peur) et de l’apaisement ; les images sont celles d’une activité qui se déroule maintenant sans lui. Ni conflit[4], ni rancœur, ni esclandre. Il n’y a là aucune mièvrerie, simplement une émotion qui s’accorde à la sagesse des deux hommes et que le réalisateur s’attache à ne pas trop « enjoliver »[5]. Son utilisation de la musique est de ce point de vue parfaitement exemplaire : apaisement et douce mélancolie pour le spectateur lorsqu’elle est extra-diégétique ; émotion vive et bouleversante pour George puis Ben, lorsqu’elle est diégétique. Il en est de même des ellipses, de ce tableau montrant la jeunesse en mouvement dans le point de fuite, de ces deux mains qui se touchent pendant le concert, des larmes de Joey dans l’escalier… La délicatesse de la mise en scène du drame n’amoindrit pas le drame ; la mort de Ben, pourtant cachée dans les profondeurs d’un fondu au noir, est un déchirement. Le surgissement du « je » dans la bouche de George est ressenti comme une terrible incongruité. Mais il y a Joey, la peinture, la lumière dorée du soleil couchant et les derniers plans qui relancent le flux et prolongent l’élan amoureux. C’est ici que les larmes peuvent couler, ou pas… car l’ultime délicatesse de Love is strange est de ne pas imposer les larmes, mais de les proposer.

LOVE IS STRANGELOVE IS STRANGELOVE IS STRANGE

 

[1] Joey évite toujours cet espace à vivre et trace une ligne droite entre la porte d’entrée et celle de son chambre … malheureusement occupée par Ben.

[2] Paradoxalement, c’est parce que tout le monde refuse l’idée de Poughkeepsie et souhaitent que les deux hommes restent au cœur de New York que ceux-ci se retrouvent séparés et déplacés.

[3] Sortie évoquée de manière très concrète et contemporaine lorsque Ben et George se rendent dans un bureau pour obtenir un logement et sont dirigés vers une demande réservée aux plus de 70 ans.

[4] La vision du rouge qui monte aux joues de la formidable Marisa Tomei n’est-elle pas suffisante?

[5] Mot repris de la conversation de Ben et George à la sortie du concert.

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