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Carnet de critiques et billets divers d'une cinéphile active mais peu réactive... Ecriture intermittente garantie.

SAINT LAURENT

Quand je suis allée entendre Bertrand Bonello parler de son travail dans le cadre de l’exposition/rétrospective Résonances, je n’avais pas encore vu Saint Laurent. De lui, j’avais vu et aimé L’Apollonide et De la guerre. Ces paroles et la projection de trois de ces courts métrages m’ont ouvert les portes de l’univers du cinéaste. Elles se sont refermées sur moi. Boudoir-prison fait de miroirs, de doubles, de répétitions et de morts. Vertige des identités, des rythmes et des variations. Films visibles et invisibles. Fantômes. Il y a tout cela dans le Saint Laurent de Bonello.

 

Tracer un destin en évitant la ligne droite, tailler un destin pour l’ajuster à ses mesures, voilà ce que réussit à faire Bertrand Bonello avec Saint Laurent. Le réalisateur, qui se projette à l’évidence dans le couturier, procède comme Yves Saint Laurent lorsqu’il examine le patron d’une robe sur un mannequin au début du film. Il scrute, retouche, relève les coutures à la recherche du relief d’une matière blanche, plate et rigide. Puis, il exige qu’on retire les manches. Si, au premier coup d’œil, on peut avoir l’impression que quelque chose manque, ce retrait radical met finalement en évidence la pureté de la ligne. La matière de Bonello, c’est Yves Saint Laurent, un grand nom pour un destin qui n’est finalement pas si exceptionnel. Le réalisateur opère de la même manière avec son sujet, d’abord en se concentrant sur une décennie (1967-1976), celle de la gloire, de la passion et de la destruction, mais aussi en faisant progresser le récit par blocs tous inachevés, rompus, déchirés là où on attendrait logiquement que l’on « couvre » tout (les scènes de sexe, les disputes, la tentative de meurtre…). Retirer pour découvrir.

SAINT LAURENT

On découvre alors que la ligne n’est pas droite, qu’elle s’enroule et se déroule tel le serpent aux pieds du couturier halluciné et perdu. Il y a d’abord la solitude fatiguée du prologue (en 1974) - le plus petit cercle possible - et ce plan en plongée sur un corps quasi-mort. Puis le cercle s’élargit dans l’atelier, dans les boîtes de nuit et à Marrakech. Saint Laurent est alors dans le monde, mieux il est le monde et tous les autres sont des satellites qui gravitent autour de lui. Enfin, le cercle se referme à nouveau jusqu’à la mort et la solitude, inlassablement répétées dans la dernière partie. Parce que le temps de Saint Laurent n’est pas linéaire mais tient davantage de la spirale, la répétition en devient évidemment le motif privilégié. Deux fois le boudoir, deux fois le chantier, deux fois la chambre de Proust. Ce sont les lieux de la temporalité troublée du film, mais aussi les lieux de la mise en scène de la mort. De l’homme debout, jeune puis vieux, à l’homme deux fois à terre. La mort au travail.

SAINT LAURENT

Dans l’ouvrage Films fantômes, à propos de Madeleine d’entre les morts (Variation sur Vertigo), Bertrand Bonello, reprenant les mots de Deleuze, dit « le propre de l’enfer, c’est la répétition. Parce que "répéter, c’est faire exister à nouveau" ». C’est le destin infernal d’un créateur, dont le travail est soumis à la répétition des collections, condamné à l’excellence et à la nouveauté quatre fois par an, qui apparaît ici. C’est surtout le destin d’un homme qui tente de faire exister à nouveau une nuit derrière un chantier, et toutes les nuits où l’on éprouve son corps (et celui de l’autre) dans l’alcool, le sexe et la drogue. Mais, de jour comme de nuit, ces tentatives sont souvent inabouties. Le montage abrupt du film et les ellipses donnent une impression d’inachèvement du geste (le dessin, le geste meurtrier). Répéter, c’est faire exister à nouveau l’échec, le doute et la douleur de la perte ; la perte de l’être aimé, Jacques de Bascher, mais aussi celle du chien Moujik (de I à IV). Dès lors, ce récit fait d’échos et de résonances produit une sorte de vertige décuplé par la puissance de la mise en scène. Privilégiant les ruptures, Bonello passe ainsi de la fixité au mouvement, des plongées au contre-plongées, du gros plan au plan d’ensemble, ouvre ou ferme les espaces à l’aide des nombreux miroirs du film, et parvient de cette manière à s’émanciper de la lourdeur inhérente à toute reconstitution tout en ne négligeant aucun détail. La première séquence dans l’atelier en est l’exemple parfait, le travail des couturières est minutieusement décrit (à l’image et au son), l’activité intense du lieu est palpable. Puis, la découverte du personnage principal (aperçu précédemment de dos et dans l’obscurité de la chambre d’hôtel), s’effectue par le gros plan, des mains jusqu’aux lunettes, jusqu’à ce que la caméra révèle tout l’espace dans le miroir. La reconstitution du décor de l’atelier est précise, mais elle n’est que l’écrin d’une mise en scène brillante toujours attachée à décrire des espaces, les distances entre les personnages et, surtout, entre Yves Saint Laurent, les autres et lui-même[1]. Il en est de même dans les vibrantes séquences de boîte de nuit. Le montage et l’usage de travellings dessinent un lieu à l’énergie survoltée par la musique, les néons colorés, le champagne et la drogue, tout en mettant en évidence les désirs de celui qui ne danse pas pour celle (Betty Catroux) ou celui (Jacques de Bascher) qui se trouve de l’autre côté de la piste de danse.

 

SAINT LAURENT

C’est dans les replis d’un récit complexe et dans la flamboyance de la mise en scène[2] que se cache la figure d’Yves Saint Laurent, magnifiquement incarnée par Gaspard Ulliel. Il est celui qui révèle la beauté d’une femme en la délivrant de son chignon et en ouvrant son col, et aussi celui qui renvoie l’une de ces employées parce qu’elle est enceinte. Il est la domination et la soumission, la maîtrise et l’abandon, la fixité et le mouvement, le jour et la nuit. Cette figure nous semble souvent lointaine, toujours à la limite de la disparition[3] (ni mort, ni vivant, mais survivant), et finalement insaisissable. Monstrueuse beauté de cet Yves Saint Laurent qui tente d'échapper à lui-même, de se libérer de son poids[4]. Beauté monstre de Saint Laurent qui échappe à toutes les pesanteurs du biopic et se libère dans un vertige d’images et sons.

 

SAINT LAURENT
SAINT LAURENT

 

[1] Dans la scène de la séance photos pour le parfum, Saint Laurent apparaît seul dans un lieu indéfini, un espace mental (+ musique), avant que la caméra ne dévoile la présence de Pierre Bergé sur un canapé, permettant ainsi d’identifier un lieu concret, un studio. Distance(s) entre les personnages et glissement d’Yves Saint Laurent à YSL (dérive du produit dérivé).

[2] Bertrand Bonello cite les grands maîtres que sont Visconti, Ophüls et Hitchcock/ Yves Saint Laurent se réfère à Matisse et à Mondrian.

[3] Le passage brutal de Gaspard Ulliel à Helmut Berger (en conservant la voix d’Ulliel) figure d’une certaine façon cette disparition ; le corps que nous avons suivi s’est évaporé.

[4] Le personnage est confronté à un double de trois lettres (YSL), une créature informe (vêtements, parfums, accessoires…) et dévorante : « J’ai créé un monstre et maintenant je dois vivre avec », « je n’en peux plus de me voir »

 

 

 

Bonus: Je n'ai pas parlé de la formidable BO du film, ce qui est impardonnable quand on parle d'un film de Bonello. Petit rattrapage avec les liens ci-dessous. 

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