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Carnet de critiques et billets divers d'une cinéphile active mais peu réactive... Ecriture intermittente garantie.

BIRD PEOPLE

Je savais bien que Paris m’avait privée de quelque chose. J'ai revu Bird people hier. Lorsque je suis sortie, le soleil se couchait et le ciel se dégradait du bleu au rose. Il y avait peu de circulation, quelques voitures vertes ou grises et quelques passants. J’ai d’abord marché d’un pas vif, comme d’habitude ; en général, il me faut rentrer au plus vite car on m’attend. J’ai allumé une cigarette et je l’ai tenu différemment, pas du bout des doigts mais bien serrée. Puis, j'ai commencé à ralentir mon allure et j’ai levé la tête. J’ai regardé longuement une grue, je l’ai prise en photo ; j’ai photographié le sol aussi. Je me suis arrêtée et j’ai photographié le ciel. J’ai entendu des bruits de talons de femmes pressées et j’ai pensé que j’avais raison de porter des baskets, pour entendre le bruit de talons des femmes pressées. J’ai pensé surtout à ceux qui n’aiment pas Bird People. J’ai eu envie de leur parler, de leur dire que je peux comprendre leurs réticences et leurs reproches. Je sais que les voix-off sont très présentes, qu’accompagner des vues aériennes de la musique de « Space oddity » peut paraître trop évident et que la séquence avec l'aquarelliste est un peu longue. Je peux entendre tous les arguments du monde, mais lorsqu’un film me fait relever la tête et m’amène à repousser au maximum le moment où je vais mettre la clé dans la serrure, je capitule. Le film a gagné.

 

ECOUTER/REGARDER

 

« Un beau gros lapin ou un lapin et demi… », « Vous avez un nouveau message », « 40h de trajet par mois… ». Ce ne sont peut-être pas les mots exacts, ils sont trop nombreux pour que je m’en rappelle avec exactitude. Dans cette scène d’ouverture dans le RER qui mène à l’aéroport de Roissy-Charles de Gaulle, la symphonie (ou cacophonie) des voix intérieures (ou hautes) marque évidemment le spectateur. Il ne s’agit pas ici de dresser le portrait d’une ultra-technologique solitude (les plans de métro d’Her renvoyait bien davantage à ce constat), mais plutôt d’établir un étonnant dialogue entre ces voyageurs occupés à compter, lister ou corriger. Ils sont d’abord tous liés par leur volonté d’investir d’une façon ou d’une autre ce temps vide passé dans les transports. Les voyageurs se projettent tous dans le temps d’après (le dîner du soir, le rendez-vous du lendemain), dans le temps passé (cet homme dont on ne se souvient plus) ou dans un autre espace (le plan d’un appartement), mais ils ne s’affranchissent pas totalement de ce qui les environne. En effet, le montage met en évidence des connexions par le regard. Un homme écoute de la musique et plonge dans le décolleté d’une femme, une jeune fille se retourne quand un homme élève la voix pour parler d’engagement. Le son, comme la pensée, amène le regard à se perdre ou à se concentrer sur un point précis, mais toujours dans l’espace du wagon. C’est ainsi qu’Audrey se distingue des autres voyageurs: sa pensée concerne la mesure du temps du voyage et cette réflexion l’amène à porter le regard au-dehors.

BIRD PEOPLE

AUDREY

 

Il fut une époque pas si lointaine où on pouvait lire sur les vitres de tous les trains cet avertissement : « Il est dangereux de se pencher au-dehors ». Cette mention était pour Buñuel un appel à la désobéissance surréaliste, mais à ce moment les fenêtres des trains s’ouvraient encore… Aujourd’hui, on a condamné ces ouvertures. Il n’y a plus de danger. Les fenêtres des hôtels ne s’entrouvrent que de quelques centimètres, à peine de quoi passer une main tenant une cigarette… ou un moineau. On ne peut plus se pencher, mais on peut encore regarder, et dans cette petite ouverture se joue pour Pascale Ferran le passage étroit vers le fantastique. En effet, c’est bien Audrey, le personnage de la transformation qui, par le geste ritualisé du travail, ménage toujours cette petite ouverture, à chaque entrée dans les chambres de l’hôtel. Elle fait ainsi entrer les sons de l’aéroport dans les chambres et permet ponctuellement à son regard de se détourner du dedans pour se diriger vers le dehors lorsqu’un avion décolle. La jeune femme de chambre a, du fait de son travail, le regard tourné vers le sol (poser la cale sous la porte, se pencher sur la table basse jonchée de miettes et de mégots…) et les petits détails. Son regard est bien avant la métamorphose celui d’un moineau, tendu entre l’infiniment petit et l’infiniment grand (les jouets d’enfant, les petits tubes de gel douche, le ciel et les avions) et virevoltant (dans l’obscurité du RER en panne). C’est un regard à bien des égards enfantin qui s’exprime pleinement quand le merveilleux l'emporte. On peut ainsi reprendre les mots de François Vallet dans L’image de l’enfant au cinéma : « Le monde a commencé par un regard. Il est né parce qu’un oeil s’est posé dans le champ illimité du vide. (…) Le regard virginal que l’artiste pose sur le monde est à la base de toute création possible. Et le monde renaît dans l’oeil de chaque enfant, comme s’il n’avait auparavant jamais été. De même, dans l’enfant, par sa présence et son regard retrouvons-nous les origines de notre espèce. (…) L’art de l’enfance symbolise la virginité avant l’élan, avant la perte de soi, l’aliénation sociale. Elle est une perpétuelle transgression de la durée, un continuel anachronisme. Le cinéma dont l’édifice est construit sur la suprématie du regard fait ainsi de l’enfant le souverain de son art. » C’est ce regard que Pascale Ferran cherche à faire adopter au spectateur avec ces audacieux raccords dans l’axe au moment de l’élan qui produit la métamorphose, c’est ce regard aussi que la réalisatrice porte sur le monde. Ceux qui considèrent que Pascale Ferran porte un regard critique sur le monde contemporain sont ceux qui n’accèdent pas à ce regard d’enfant. Ils ne parviennent pas à s’émerveiller et s’amuser, comme Audrey, d’avoir un point de vue englobant inédit grâce à cette tête rotative ou de voir le monde d’en haut. Pour ceux-là, le retour à la nature, aux peurs et aux besoins (la prédation, la faim) les plus primaires relèvent de digressions inutiles, alors qu’elles sont vitales.

BIRD PEOPLE

DE L’UN A L’AUTRE

 

Toute la beauté du film réside dans cette volonté de TOUT saisir comme une découverte, une image première, avec une grande liberté. Les plans des dormeurs de l’aéroport, le travelling dans le couloir de service de l’hôtel avec cette caméra qui se détourne d’Anaïs Demoustier pour filmer d’autres gestes ou le plan d’ensemble en plongée sur le terminal 1 sont avant tout des vues documentaires sur des formes et des mouvements. Bien sûr, il s’agit aussi de donner à voir la circulation, les flux qui se concentrent dans ce hub qui aspire et recrache aussitôt les voyageurs sans en taire la violente frénésie (en quelques minutes, on passe de l’avion, à la navette, au déchargement des bagages, puis le lendemain même rituel pour la correspondance). Mais, il s’agit surtout de montrer que si la rencontre n’est pas facile (c’est au prix d’une métamorphose qu’Audrey réussit enfin à communiquer avec un client…qui lui parle en japonais !), elle est encore possible. De la manière Pascale Ferran montre que s’il est douloureux de dire « non » et de s’extraire de ce flux, c’est bien ce que Gary parvient à faire, sans que cela produise l’anéantissement redouté par sa femme.

BIRD PEOPLE

GARY

 

J’ai entendu de nombreuses personnes s’interroger sur ce qui provoque la décision de Gary. J’ai cherché moi aussi à identifier ses raisons. Devant cette ferme et soudaine volonté de tout arrêter, nous nous mettons tous en quête de facteurs concrets rassurants, comme le fait son épouse. La voix-off qui surgit si étrangement le dit clairement, Gary lui-même cherchera longtemps les raisons de cet acte. Cette voix-off qui n’intervient qu’une fois étonne et peut indisposer (le choix de Mathieu Amalric, par amitié, est un peu maladroit; sa voix unique domine trop Josh Charles, moins connu) ; elle vient en fait prendre le relais d’une voix intérieure qui n’arrive pas à s’exprimer[1]. C’est finalement au bord de l’épuisement, à la fin de la séquence de rupture - saisissante par sa justesse et sa longueur[2] - que Gary parvient à dire qu’il « n’en peut plus ». Gary n’en peut plus et Audrey en « a marre ». Quand la phrase d’Audrey agit comme une formule magique (la lumière s’éteint juste après), celle de Gary annonce un décrochage plus difficile car lesté par une certaine culpabilité et par les bruits des sonneries de portable ou de messagerie[3].Gary ne s’envolera pas (pas de vol pour Dubaï, pas de métamorphose). Sa transformation est marquée par l’horizontalité : par le travelling latéral (depuis la voiture sur les périphéries en construction ou sur l’accident de voiture et dans l’aéroport, sur le trottoir roulant) et par la direction du regard perçant de Josh Charles qui s’oppose aux billes rondes d’Anaïs Demoustier. Au début du film, le regard de Gary est d’abord dirigé vers des fenêtres aux horizons fermés (le téléphone portable, la messagerie électronique) qui maintiennent un lien ténu avec les siens. Une fenêtre va enclencher - sans l’expliquer - la décision. Pendant la réunion de travail, Gary décroche littéralement (on pourrait d’ailleurs évoquer ici l’environnement sonore saturé de voix dont il ne comprend pas les paroles). Son regard porté droit devant s’est arrêté sur la vue de la ville à travers la fenêtre. Il reprend les négociations, mais il ne parviendra plus à raccrocher. Dès lors son regard ne cessera plus se tourner vers le hors-champ, ce rectangle bleu qu’est la fenêtre (le dehors) notamment pendant la séquence de discussion avec l’associé qui, lui, tourne le dos à sa fenêtre la plupart du temps. C’est aussi vers la fenêtre ouverte que son attention se concentre pendant la rupture. C’est enfin dans l’horizontalité de la carte routière posée sur le lit qu’il projette enfin l’échappée au-delà de l’hôtel Hilton[4].

BIRD PEOPLE

DEUX

Il fallait bien que ces deux êtres de regard, que ces deux existences qui sont sorties chacune à leur manière de « la vie » se rejoignent. Cela ne pouvait se faire que par la collision, la rencontre de deux mouvements contraires puis, côte à côte, dans un ascenseur (lieu central et qui distribue, comme le hub). La ligne horizontale tracée par Gary rencontre enfin la ligne verticale qu’a suivi Audrey depuis sa chute. Dans cette séquence finale, Pascale Ferran parvient in extremis à faire la synthèse de la part réelle et de la part merveilleuse de son récit, en évoquant Cendrillon et surtout en arrêtant sans raison l’ascenseur au quatrième étage ; elle plonge les deux personnages dans le même étonnement amusé (le fantastique) et dans la même interrogation bien réelle sur l’existence. Elle réussit également à nous faire réévaluer les deux parties du diptyque qui ne sont finalement pas si « contraires » que cela (donc « pareilles », « identiques », « semblables »). Il y avait bien de l’imaginaire dans la partie de Gary (la digression à Dubaï, le plan de la rivière) et du réel dans la partie d’Audrey (son aventure est aussi une découverte de la précarité). Finalement, les personnages finissent par se mettre au diapason d’un film qui n’a cessé d’exprimer sa liberté (dans le traitement du son, dans le montage) et son identité particulière et qui, chose assez rare, ne s’est pas défié des émotions.

Je savais que Pascale Ferran réussissait à conjuguer les possibles, je sais maintenant qu’elle peut aussi marier les contraires. Elle le fait avec la détermination de Gary et la délicatesse d’Audrey, et c’est peut-être ce qui me touche le plus. Il y a quelque chose d’émouvant à sentir une réalisatrice vous saisir avec puissance tout en prenant soin de vous préparer à l’envol, pour enfin vous déposer à terre avec une infinie élégance.

BIRD PEOPLE

[1] Gary se distingue en cela d’Audrey. Il conviendrait sur ce point d’analyser finement les alternances voix haute-voix intérieure chez Audrey. Par exemple : « Connasse ! » est en voix intérieure et la suite en voix haute.

[2] Dans cette séquence, Pascale Ferran allie magistralement les petites ellipses et les plans longs, les hurlements et les silences.

[3] Le lien pourtant fragile qui relie Gary aux autres semble résister un moment, car le personnage est plus ancré dans le monde contemporain. Audrey, elle, ne participe pas aux fêtes étudiantes et n’hésite pas à raccrocher au nez de son père.

[4] Cette projection est d’ailleurs rendue possible par Audrey qui, en intervenant dans la chambre de Gary, a effacé toutes les traces de la « guerre » menée la veille par ce dernier.

Photos dédiées à Jérôme et Florent.Photos dédiées à Jérôme et Florent.

Photos dédiées à Jérôme et Florent.

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E
C'est un très beau texte, Céline, qui me fait regretter d'être vraiment passé à côté et de n'avoir pas pu, ainsi, chercher et voir ce genre de choses que tu soulignes fort bien.
Répondre
C
Merci Édouard pour ce commentaire. Je précise que si je suis un peu dure contre ceux qui n'aiment pas le film, c'est surtout en référence à la critique de Chronic'art que j'avais lue après ma première vision du film et qui m'avait mise hors de moi.