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Carnet de critiques et billets divers d'une cinéphile active mais peu réactive... Ecriture intermittente garantie.

ZERO DE CONDUITE, JEAN VIGO (1933)

"LA LIBERTE OU LA MORT", UN JEU D'ENFANTS

 

« Plan rapproché sur la portière du compartiment d’un wagon de troisième classe, sans couloir. La nuit. Faible éclairage de lampe à huile qui suinte. La fumée du train mêlée au brouillard, où l’œil agrippe par saccades une lumière ; un groupe de lumières fugitives derrière la vitre à demi baissée de la portière. Assis au milieu d’une des deux banquettes, un enfant d’une douzaine d’années, capote et casquette de collégien, est là, sage, songeur, peut-être un peu inquiet, pourquoi pas triste ?»

 

Dans ce début du scénario de Zéro de conduite, Jean Vigo ne se contente pas de décrire une situation, un lieu et d’introduire un personnage, il invente un monde comme vont le faire Caussat et Bruel dans ce compartiment encrassé qui les mène au collège où ils vont passer ensemble l’année scolaire. Il révèle aussi la précision de ses intentions de mise en scène et de tournage qui auront à s’accommoder de nombreuses contraintes, mais qui ne seront jamais trahies.

Un lieu clos, inquiétant ; un enfant, seul qui n’est pas libre de ses mouvements, de son déplacement (le train qui l’emmène, le wagon « sans couloir », les jambes étendues d’Huguet entre les deux banquettes) et le regard de Caussat, tête légèrement baissée à droite puis à gauche qui vient souligner cet enfermement.

Mais la solitude, toujours brève dans le film (le temps d’un plan) et mystérieuse (inquiétude, songe, tristesse) ne dure pas. Un duo muet, mais communicant, se forme alors et bouleverse rapidement le temps lancinant du voyage et l’espace restreint du compartiment. L’apparente uniformité des deux garçons (même capote, même casquette) cache un arsenal d’objets enfantins et saugrenus qui vont être l’occasion d’une compétition ludique et imaginative.

ZERO DE CONDUITE, JEAN VIGO (1933)

Le compartiment devient terrain de jeux et de trouvailles toujours plus insolites. La musique entraînante ne laisse plus que peu de place au bruit du train qui avance ; le voyage concret vers le collège est suspendu au profit d’un voyage imaginaire dont les haltes sont les doigts qui se détachent, les ballons qu’on caresse comme une poitrine féminine, les narines mélomanes et les plumes qui sortent du postérieur… Mais à cet instant l’espace est encore contraignant. Lorsque Caussat se lève pour accrocher sa plume, il se retrouve courbé, dans l’impossibilité de sortir d’un cadrage serré dont la plongée les écrase tous deux. Dans le cadre même, la valise posée à côté de Bruel, le baluchon qui pend du haut du cadre et les pieds d’Huguet en amorce dans le bas droit du cadre, achèvent de montrer qu’aucune échappée n’est permise. C’est en fait le cigare, instrument du plaisir de l’homme adulte (et donc, peut-être, libre) que les garçons caricaturent, qui va permettre cette échappée. La musique de Jaubert se fait alors plus légère mais aussi plus lente, comme suspendue à l’effet produit par la fumée des cigares. En effet, les volutes de fumée abolissent dans une certaine mesure la frontière entre l’extérieur et l’intérieur, la caméra filme un instant les garçons en légère contre-plongée, de profil et le baluchon qui pendait du haut du cadre dans les plans précédents est remplacé par un ballon de baudruche. L’espace s’est comme magiquement ouvert et Vigo écrit alors dans le scénario : « l’atmosphère du compartiment est vaporeuse à tel point qu’elle en devient fantastique ». L’espace dont Caussat puis Bruel étaient prisonniers est devenu leur espace : un espace où l’on peut s’affaler sur la banquette et fumer des cigares et, surtout, où on goûte au plaisir de la peur. Et c’est finalement, l’expérience de cette sensation qui les pousse définitivement hors du compartiment.

 

 

Le collège de Vigo

 

Dans ce début de film Vigo, alors jeune réalisateur confronté à sa première œuvre de fiction, installe avec la plus grande rigueur, ses intentions esthétiques et dramatiques. Il s’agit donc de raconter l’histoire de ces garçons contraints à résider durant toute l’année scolaire dans un collège modeste de province ; un collège ceint de hauts murs qui ne laissent entrevoir aucun horizon et où la discipline presque militaire et l’organisation quasi carcérale des lieux et du temps interdisent tout contact humain, toute chaleur, toute vie à ces jeunes corps effervescents. Fidèle au principe du « point de vue documenté » qu’il avait appliqué dans son documentaire-essai A propos de Nice, Vigo retranscrit avec fidélité la vie scolaire du début du XXe siècle : les longues heures d’étude, les dortoirs aux lits alignés, les latrines au fond de la cour, les trop rares promenades qui font office d’exercices physiques, l’encadrement adulte exclusivement masculin, les classes hétérogènes qui favorisent le chahut et les tensions entre élèves, et les repas frugaux du réfectoire. Mais cette vérité ne fait pas pour autant du film une œuvre réaliste. Les fortes plongées écrasantes, les cadrages serrés, les compositions sans perspective expriment clairement le « point de vue » du cinéaste ou plutôt les souvenirs de celui-ci pendant ses années d’internat. La mise en scène transcrit la souffrance de l’enfant asphyxié par des années d’enfermement. Les roulements de tambours, les claquements de mains et les sanctions arbitraires qui contrastent avec les silences embarrassés des adultes font mieux que suggérer la dureté d’une institution qui s’ingénie à nier les individualités et la fragilité de ceux qu’elle est chargée d’amener à l’âge adulte.

ZERO DE CONDUITE, JEAN VIGO (1933)

Monde de pantins/ Monde de l’enfance

 

Le collège de Zéro de conduite est donc avant tout celui de Vigo enfant, de celui qui a dû s’y cacher sous une fausse identité ; un collège où l’on souffre, en silence, de la mort du père et de l’absence de la mère. On comprend alors pourquoi le film adopte souvent le point de vue de l’enfant. Dans la narration d’abord, il superpose au rythme scolaire de l’institution, celui des enfants (qui est en même temps celui des souvenirs, comme des flashs) par le biais des cartons « Finie les vacances. La rentrée », « Complot des enfants »…Surtout, les portraits grotesques des adultes démontrent qu’il adopte le regard de l’enfant sur ceux-ci.

 

Cette vision s’impose d’ailleurs au spectateur qui oublie rapidement que le surveillant général se nomme Sant mais retient à coup sûr son surnom de Bec-de-Gaz. Les garants de l’autorité de cette institution sont ridiculisés dès leur apparition puisqu’il commence par nous présenter le simple surveillant et remonte ainsi jusqu’au principal en s’adonnant à une surenchère de figures caricaturales. Le sommet est atteint avec le préfet trônant au milieu de personnages en papier mâché.

ZERO DE CONDUITE, JEAN VIGO (1933)

Là encore, Vigo épouse le regard d’un enfant sur ce monde de pantins dans lequel l’habit fait l’homme qu’il soit réel ou non, et où les pompiers tournent sur des barres parallèles comme des automates mais sont incapables de monter sur un toit. Dans ce monde sans chair, désincarné, l’enfant apparaît lui dans toute sa nudité. Il oppose à la morbidité et la rigidité du corps adulte asséché dans son costume, ses fesses, son sexe, sa vitalité toute entière et ainsi, résiste. Mais puisque la vitalité de ce jeune corps ne peut s’exprimer librement dans l’espace contraignant de l’école, c’est la vitalité de l’esprit qui donne à l’enfant le moyen de survivre dans cet univers clos.

L’enfant, grâce au pouvoir sans limites de son imagination, repousse ainsi les murs du collège et trouve, pour un moment, l’air dont il semble manquer et dont il se gorge lors de la promenade (et dans le plan final sur les toits). Par le jeu, la fantaisie, il détourne les lieux de leur fonction première et se crée un espace propre dans lequel rien n’est interdit (des élèves fument dans la salle d’étude), ni impossible (faire disparaître un ballon). Il peut même, face une menace, transformer un adulte redouté en diable sortant d’une boîte (Tabard face au principal). Ce nouvel espace est donc déconnecté du temps de l’école ou même, s’y oppose, puisque le plus souvent y règne un désordre intolérable dans la réalité tandis que l’usage du ralenti dilue le temps.

ZERO DE CONDUITE, JEAN VIGO (1933)

De ce point de vue, le plan énigmatique de Caussat chez son correspondant apparaît comme la forme la plus aboutie de ce qu’on peut appeler les « échappées » poétiques ou oniriques. Caussat y goûte sans contrainte la découverte du corps et de la délicatesse féminine et s’émerveille de la vision presque surréaliste des poissons rouges suspendus. Enfin, si Vigo montre que les élèves renoncent à une échappée réelle avec la séquence de la promenade c’est parce que Huguet est comme eux ; il a détourné la fonction première de cette sortie scolaire obligatoire en se livrant à une chasse amoureuse, ils acceptent donc de le rejoindre.

 

On pourrait croire alors que le monde de l’enfance est le monde du rêve, mais il n’en est rien. C’est un monde fermé dans lequel tous ne sont pas invités. Les adultes sont bien entendu les premiers exclus, mais aussi ceux qui n’ont pas une imagination aussi fertile que Caussat, Colin et Bruel et, surtout, René Tabard qui est victime d’une forme de rejet assez cruel. Ici, se noue alors le cœur du récit : trois enfants qui, à travers un complot, cherchent à fuir un monde réel trop dur, un enfant humilié et rejeté par tous qui va finalement prendre la tête de ce complot enfantin (le drapeau de pirates) pour instiguer une révolte, pour s’enfuir en détruisant tout.

 

Du complot à la révolte

 

« Monsieur le professeur, je vous dis merde ! ». Ces mots qui, malgré les années, sonnent toujours avec la même violence ; cette phrase répétée, la plus audible du film, le spectateur aurait pu s’attendre à l’entendre sortir de la bouche de Caussat, puisque celui-ci n’avait pas hésité à qualifier le surveillant Parrain d’ « imbécile ». Pourtant, peu de surprise à ces mots prononcés par le visage fin de Tabard, car il ne s’agit pas d’exprimer toute la vulgarité et l’irrévérence d’un enfant sauvage ou rebelle, mais de signifier de la manière la plus directe la souffrance du jeune garçon, une souffrance qu’il est résolu à ne plus subir. Cependant, dans cet univers de silence, la révolte ne peut passer par un acte langagier puisque la parole est un droit réservé aux adultes, la pédagogie est celle du cours magistral. Alors, sans que Vigo ne nous en donne d’explications précises, c’est le complot, et donc l’imagination de ses camarades, qui va lui permettre de mettre au point sa révolte. Il s’agit alors de faire voler en éclat le carcan des institutions (« à bas les pions, à bas les punitions ») et de livrer bataille contre ceux qui en sont les responsables. Tabard entend alors dépasser le simple espace-temps de l’échappée poétique. Ainsi, alors que la plupart des élèves dorment à poings fermés sur les matelas retournés du dortoir après la procession merveilleuse de la nuit, Tabard, accompagné de Caussat, Bruel et Colin, entame, en crucifiant Pète-Sec (ou en le réduisant à l’état d’épouvantail), la concrétisation d’un plan de guerre maintes fois répété, rêvé. Leur baluchon sur l’épaule, ils ne sont plus seulement décidés à fuir mais bien à atteindre la liberté totale. Or, cette liberté totale ne peut se gagner qu’en abattant ceux qui tiennent les chaînes.

ZERO DE CONDUITE, JEAN VIGO (1933)

La séquence de la fête révèle que la bataille n’est pas si rude. Les adversaires vus d’en haut (fortes plongées sur la cour) ne sont finalement pas de taille ; quelques projectiles curieusement hétéroclites (pots de chambres et livres !) suffisent à les anéantir. Alors, du toit, la minorité activiste du groupe des enfants envoie un drapeau noir à la majorité restée enfermée dans la cour et celle-ci s’en saisit et jette le drapeau français à terre. Par ce geste, la minorité libère le groupe des chaînes d’un Etat aux règles insupportables. Faut-il pour autant voir dans cette montée au ciel une prise de la Bastille annonciatrice d’une révolution en marche ? Certes, Tabard parle de la liberté ou la mort, mais s’agit-il d’une mort au combat ? La liberté est-elle un programme ? On peut penser que Vigo adopte encore une fois ici le point de vue de l’enfant. Il ne fait donc qu’exposer une pensée anarchiste inachevée, restée à l’état d’enfance. La révolte n’est pas la révolution. On pourrait finalement dire, que dans ce soulèvement d’individus se cache encore Vigo enfant, l’enfant qui a perdu son père trop tôt et qui en tient l’Etat français pour responsable, l’enfant qui admirera toute sa vie l’œuvre anarchiste de ce père absent sans aller aussi loin que ce dernier.

ZERO DE CONDUITE, JEAN VIGO (1933)

Au final, si Zéro de conduite est un film si unique c’est bien parce qu’il n’obéit pas à une logique (dramaturgique) rationnelle et calculatrice mais à une « logique d’échos imaginaires »[1] (l’onirisme et la poésie des enfants est aussi celle de Vigo et sera aussi présente dans L’Atalante) et «affectifs»[2], c’est à dire à la logique du souvenir, de la mémoire et de ses traumatismes (la mort du père y est suggérée à travers la révolte qu’elle a provoquée). C’est d’ailleurs pris dans ce jeu d’échos affectifs qu’il dira à propos de Zéro de conduite « ce film est tellement ma vie de gosse que j’ai hâte de passer à autre chose ». François Truffaut, dans un article à propos de Jean Vigo explique ainsi les « trous » du récit filmique par la « fièvre » du jeune cinéaste, par sa « hâte à exprimer l’essentiel ». Zéro de conduite apparaît donc comme un film d’un cinéaste encore en enfance, ce qui explique peut-être aussi les références ou hommages aux grands cinéastes de l’enfance du cinéma (Chaplin, René Clair), c'est-à-dire du cinéma muet. Cependant, dans Zéro de conduite, le cinéaste –enfant révèle déjà tout ce qu’aurait pu être sa carrière si elle ne s’était pas achevée seulement quelques mois après la réalisation de son unique long métrage, L’Atalante.

 

[1] Livret pédagogique Collège au Cinéma.

[2] Id.

 

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P
La musique de la révolte dans le dortoir fut jouée et enregistrée &quot;à l'envers&quot; : l'orchestre commença par la dernière note de la partition et finit par la première. Puis au moment de la post-synchronisation l'ingénieur du son fit défiler l'enregistrement &quot;à l'envers&quot; : on entendait dès lors le thème musical &quot;à l'endroit, tel que Jaubert l'avait composé, mais avec une impression de déformation -- comme une sorte d'aspiration -- accentuant, de fait, l'étrangeté de la séquence.<br /> Miklós Rózsa reprendra ce procédé dans le film de Fritz Lang, THE SECRET BEYOND THE DOOR, au cours de la séquence dans laquelle Michael Redgrave fait visiter à ses invités son &quot;étrange&quot; musée.
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C
Merci pour ce complément d'information précieux. J'ai écrit ce texte, il y a très longtemps et je ne parviens plus à me souvenir si j'avais déjà connaissance de ce fait à l'époque... Oubli ou ignorance? Je ne sais plus.